Betula Sanguis
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(Johan Christian Dahl, peintre Norvégien)

*

Betula sanguis

Ce qui meurt,
À jamais demeure.

Les Bouleaux étaient partout. Les plus jeunes étaient balancés par des Vents véloces et toujours plus furieux que l’automne estompait le doux souvenir de l’été passé… les dernières feuilles vertes et leurs cônes chatoyants ne résistaient plus aux impétueux assaillants, tous tombant les uns après les autres sur le parterre herbeux — un champ de bataille ? Aux endroits des boulaies les plus denses, les troncs s’entrechoquant articulaient un langage forestier inintelligible pour le commun… sans doute sous la violence des coups, peut-être par d’autres phénomènes plus insondables, la clarté laiteuse des écorces se teinta de blessures ocres ou violacées ! Souffraient-ils ? La sève s’oxydait-elle au contact de l’air pur des lieux, lieux inviolés semble-t-il depuis l’aube des temps ?

Au sol, un tapis d’épeautres dorés, parsemé de mirifiques et innombrables coquelicots entamant leur seconde et plus tardive floraison, conservait cependant les stigmates d’un grossier passage, assez peu naturel pour l’attribuer à ce monde paisible et végétal… une horde d’animaux massifs avait-elle dessiné cette sente qui s’égarait en direction d’une butte ? Là-bas, les bouleaux ne poussaient plus, l’herbage était plus ras, des pluies séculaires ayant façonné les rocs à son faîte — à moins que ce ne fussent là des pierres jetées depuis les cieux par d’insensées divinités las des non moins improbables jeux engagés avec ! S’il était vrai, alors ces silhouettes apparaissant par endroit parmi ces monolithes étaient-elles démiurges ?

… à nouveau, parmi les bouleaux en contrebas, un chemin se créait artificiellement sous les pas d’un autre être, celui-là anéantissant pour de bon la poésie déjà altérée de ce théâtre bucolique, bientôt tragique ; il était homme portant le fer ! Il avait levé le regard là-haut, oui là-haut où étaient ses semblables —il regrettait cette filiation. C’était bien un champ de bataille, encore immaculé tel la peau des bouleaux peinte de lumière et d’ombres, mais qui bientôt s’exfolierait de lambeaux aussi cramoisis que les coquelicots dont la beauté dissimule parfois les plus laids charniers…

*

On sait la vie vaine,
Mais chacun s’accroche à son règne.

En ce jour des hommes régneraient… et chuteraient !

Le premier à s’effondrer, un archer, s’était affaissé de côté, dodelinant la tête, les yeux exorbités, la bouche comme interdite, ses deux mains s’agrippaient vainement sur l’empennage aux plumes noires d’une flèche enfoncée au sein de sa poitrine ! Son sang dégouttait le long du fût jusqu’à ses doigts, les empourprant du délicat vernis vital — la mort est parfois d’une douce cruauté ! Avant même qu’on ait perçu son sifflement, un second trait, projeté d’une force plus terrible encore, s’était fiché dans les entrailles de sa cible ! Cette fois, un flot de sang avait vomi du torse balafré du supplicié qui s’était écroulé au sol, brisant son propre arc… les Dieux prenaient-ils plaisir à jouer de l’ironie du sort des mortels ?
Était advenue une autre volée de ces flèches vicieuses et meurtrières, l’une lacérant profondément la chair d’un mollet, les deux autres se brisant sur un lourd bouclier brandi par un héros ! Emporté par son élan et sa fougue, ce dernier avait dévalé le dénivelé depuis les monolithes jusqu’à la boulaie plus en contrebas, refuge du lâche qui, depuis à couvert, y délivrait ses morbides tâches…

seuls les sots croient aux héros.

Un jour, un auteur n’écrirait-il pas qu’une fois Discorde passant avec sa robe déchirée, c’est Bellone qui la suivrait avec son fouet ensanglanté ? Le Destin, repu de coïncidence, aurait goûté plus encore au nectar de cet augure car l’égérie guerrière évoquée, cette fois, était apparue belle et bien sur le champ de bataille déjà piétiné !

Précipité par son allure folle, désormais incontrôlée, le combattant au bouclier hurlait ; son cri s’étrangla… Fût-ce ce qui s’était extirpé des bois, d’abord d’un mouvement peu perceptible et qui pourtant s’était inexplicablement accéléré malgré le terrain ascendant ? Était-ce le Vent qui avait écarté l’ample cape pourpre et fourré couvrant l’être, saisissant de surprise et de fascination qui l'eût observé : de grande taille, même à juger depuis les hauteurs de la colline, protégé d’une broigne au cuir écarlate et clouté au double fourreau dorsal, de gants ferrés, de hautes et souples bottes à lacets, son aura subjuguait — cela n’aurait pas dû occulter la longue et lourde lance entre ses mains, sa menace mortelle d’autant plus.
Il est dit que dans la bataille seuls les héros lèvent les yeux vers le ciel… Le nôtre n’aurait pas dû attarder son regard dans celui médusien de son vis-à-vis, mais les baisser vers l’arme d’hast.

Le choc fut effroyable, coupant le souffle… et le sien à jamais !

« Père ! »

Cette dénomination si banale, pourtant primale, avait été insufflé par l’incompréhension, l’empathie et la naïveté de la jeunesse — tous les parents redoutent l’instant, hélas ! où le mal frappe et navre le merveilleux, ce joyau de l’enfance.
Aidé par ce fils inquiet, l’homme, son père, s’était relevé semblant ignorer la douleur de son mollet, à vif.

« Fils ! Tout homme saigne, celui-là saignera à son tour, quel qu’il soit…

— Père, ce… ce n’est pas un homme ! »

La troupe de guerriers s’était vu suivie depuis leur entrée dans cette boulaie — lande frappée sans cesse par les Vents, parsemée de tumulus et de rochers massifs telle une armée d’êtres chtoniens, jadis peut-être statufiés par quelques sorcelleries… Il était désagréable d’être traqué, du moins de partager le sentiment de l’être ! Une émotion qui entretenait le foyer de la terreur et de la paranoïa au sein d’un groupe ; il avait été pris décision d’être digne de cet âge de fer, non de fuir comme aux premiers temps des hommes !
Peut-être l’aurait-il fallu.

La pointe de la lance s’était pulvérisée à l’impact du bouclier, une myriade d’éclats s’éparpilla dans les airs ! Tel un miroir que l’on aurait brisé, chacun avait reflété le visage sidéré du porteur de l’écu, son ennemi ne tenant plus la hampe de l’arme d’hast, relâchée et fichée dans le sol — ce que le cœur accélère, l’esprit, par effet de contraste, le réfrène. Tout s’était ainsi ralenti.
Le même pauvre homme avait ouvert la bouche comme un poisson privé d’oxygène quand son bouclier s’était enfoncé dans son corps… mais ses yeux avaient poursuivi, en spectateur, les morceaux d’acier le reflétant à l’infini : il nota alors la silhouette furtive le frôlant de côté et qui avait saisi dans un formidable mouvement ses deux lames dorsales. Il ne parvint jamais à retrouver son souffle, celles-ci lui perforant de concert les poumons !

Depuis le cairn au haut de la butte balayée par des Vents désormais humides ─ ceux-là avaient-ils portés les larmes de leur compagnon — les hommes encore debout avait vu l’un des leurs tomber… et tout était allé bien plus vite.
L’assaut avait été fulgurant, la manœuvre d’attaque-parade sidérante, et la formidable guerrière se tenait déjà prête au combat, les bras ouverts et armés de ses épées ensanglantées par l’homme encore agonisant à ses pieds ! Aucun archer n’arrêterait plus son ascension, pas plus de « héros » ne la ferait reculer… Sa présence seule drainait toute volonté de retraite.

Elle marchait maintenant, résolue à le livrer.

*

Les esprits déjà morts
Ne s’encombrent plus de leur sort

« Va-t'en ! Cours !

— Mais Père… »

Le pommeau de l’épée du père s’écrasa avec une telle violence sur la joue du fils désobéissant qu’il entailla la chair assez profondément pour y laisser une probable cicatrice permanente ! L’homme à l’épée hurlait maintenant.

« Cours ! Cours, te dis-je ! Peut-être sera-t-elle assez rassasiée de nos âmes pour ne pas convoiter la tienne… »

Le fils n’avait pas entendu les derniers murmures de ce père pensé cruel. Il courrait et les dernières larmes de sa jeunesse avec sur son visage… il était un homme désormais.

Tous les guerriers s’étaient tus, les regards échangés palliant toutes paroles inutiles. Déjà deux des leurs étaient tombés, le plus jeune avait été renvoyé par leur chef, blessé au mollet… avec ce dernier, quatre hommes — autant que de monolithes dressés aux cieux avait pensé l’un d’eux. Peut-être depuis ceux-là les Dieux les regardaient-ils. Les punissaient-ils de quelques pillages commis ? Cette sorcière était-elle la parente d’une de leur victime ou avaient-ils commis l’irréparable en foulant cette boulaie, pire encore, ce mont désolé ? Lasse en ces terres sans âmes, la Mort avait-elle envoyé son exécutrice à leur malheureux passage ? Sans doute la vérité était-elle plus infernale encore… et s’il n’y avait d’autre indécence que la seule furie mortifère de cette barbare égérie tel un arachnide qui par instinct se précipite sur une proie engluée dans sa toile !

Les nuages s’amoncelaient au-dessus des pierres levées ; plus bas, les herbes sauvages dessinaient de formidables arabesques soumises à des vents aussi emportés que les cœurs cognant les poitrines. Les Éléments étaient-ils les compagnons de guerre de cette chasseuse — en ces temps, on croyait à ces choses. De nouveau les hommes croisèrent leur regard… les doigts se raidirent sur les pommeaux, les respirations se firent plus profondes, les muscles se bandèrent : l’assaut était imminent !

Elle marchait toujours. En plein jour, face à quatre hommes, elle ne refusait pas l’affrontement, jamais même imperceptiblement ne ralentissait — ses yeux granitiques ne trahissaient aucune hésitation. Ces temps de fer et de guerre étaient rudes et sauvages, pourtant pas un de ces guerriers aguerris n’arrivaient à comprendre cette détermination autre que par l’ensorcellement ou une sacrificielle sublimation de l’existence…

Saisit-on la fulgurance d’une tempête et son déchaînement effrayant ? Celle-ci allait s’abattre et laisser désolation après son passage, comme toute autre,… maintenant !

*

Des années plus tard…

Il se souvenait, malgré les années. — Comment ne pas se souvenir quand toutes ses nuits étaient hantées du même cauchemar !
S’était-il retourné plusieurs fois pendant qu’il courait — enfin, fuyait ? Avait-il aperçu réellement quelque chose au haut du cairn ? Il douterait toujours des faits, si insensés alors… mais il avait une certitude : il ne revit jamais les combattants, dont son père, qui affrontèrent cette guerrière.

La Mort pouvait-elle danser ?
Si tel était le cas, alors ce fut une danse meurtrière et infernale, soulevant une poussière semblable à une tornade et qui lacéra chacune des lames tournoyantes s’en échappant — on ne résista que peu, et si peu longtemps, au déchaînement furieux et martial de cette manifestation guerrière. Il fut probable que son attraction aura coûté la lucidité nécessaire pour la combattre ; son père, déjà blessé, sans doute adossé à l’un de ces monolithes gravé de Runes, les mêmes tatouées sur la peau de cette maîtresse d’armes, aurait-il pu espérer quelque clémence… il aura eu l’espoir d’avoir soustrait son fils aux Enfers !

Il n’y avait plus de trace du passé comme si ce lieu demeurait immuable.
Les monolithes, la pierre les constituant peut-être plus érodée, étaient toujours dressées, la végétation absente, le sol toujours aussi sableux malgré les Vents emportant on ne sait où ses grains au gré de leurs inexplicables et soudaines rafales. Au bas de ce tertre maudit, il y avait encore les vastes boulaies aux troncs laiteux et qui, quand ils s’entrechoquaient, se couvraient de tâches sanguines ; seuls les coquelicots avaient disparu, cependant la saison n’était pas propice à leur floraison…

En leur place, il tapisserait de sang cette terre honnie !

N’était-il pas accompagné d’une armée, constituée avec acharnement depuis ses plus jeunes années jusqu’à cet âge plus mûr : il avait convaincu ses hommes de le suivre jusqu’aux confins de ce monde aux terres si étranges et inconnues. Tous ses fantassins étaient réunis au bas du cairn, face à la forêt de bouleaux quand sa plus proche garde montée à cheval l’escortait au haut de la butte.
La catin de la mort pouvait bien apparaître après leur passage, qu’importe ! il n’y aurait plus que désolation ; pas un arbre ne serait épargné par les haches, chaque monolithe serait mis à terre pour honorer ce tumulus — tombe de son père ! Il n’avait plus qu’à lever le poing pour en donner l’ordre…

Il ne put reprendre son souffle, tétanisé par l’inconcevable.

Elle était là ! Arrachée à la forêt, elle était armée de ses deux épées qu’elle fit tournoyer avant de les immobiliser : une détermination intacte, le même regard aux reflets acier singuliers, le temps n’en ayant pas apaisé la fureur. Tout cela était aussi ridicule qu’époustouflant.
Un sourire sans joie creusa davantage la joue balafrée du fils vengeur…

Ce ne fut bientôt plus qu’une grotesque grimace.

Jusqu’ici la cape battue par les Vents de cette abomination avait comme dissimulé l’entière boulaie derrière-elle — ses yeux ensorceleurs plus probablement. Les courants éthérés s’essoufflant, l’étoffe était retombée elle aussi… Mais les bouleaux s’agitaient toujours, chacun de leur tronc comme autant de cache à une armée improbable et implacable !

Une armée d’archers… qui, en un instant, obscurcit le ciel d’une nuée de traits aux empennages si sombres que le jour devint nuit.

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