Boadicée

Le gué des Héros

  • Texte corrigé par l'Auteur et Fabuliste David-Claude

La Révolte d’une Reine

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« Ne frappe pas les chairs de ton ennemi,
Tue son esprit !
»

An 30 de l’ère commune, en pays Icène1, Province Romaine de Bretagne2

L’Automne, s’il avait été célébré voilà plus d’une décade, ne semblait pas avoir repoussé suffisamment la chaleur de l’Eté.
L’atmosphère était lourde et caniculaire.
Les Animaux comme l’Homme souffraient, les cours d’eau se tarissaient, même le cœur des forêts n’offrait plus guère de fraîcheur. Pourtant, enfin, cette nuit-là, la nuée cachait les étoiles d’habitude si brillantes. De lourds nuages venus de l’Océan continuaient à s’agglutiner telles des sangsues se gorgeant plus que de raison.

En ces temps ce n’était pas la seule menace venue des mers…

Oh, celle-ci n’était pas encore prégnante sur les régions de cette contrée presque inconnue qu’était la Brittania3, mais, après César, la première dynastie de l’Empire Romain Julio-Claudienne4 s’y intéresserait toujours plus. Chaque Empereur s’y succédant la convoiterait davantage. Et, qui sait, sans doute cette Terra Incognita5 leur semblerait plus accueillante que l’Ultima Thulé6 de l’autre côté du Rhin qui leur résisterait avec acharnement ; les Germains étaient impossibles.

Les Celtes étaient bien plus magnanimes et paisibles…
Et le jeune Roi du peuple des Iceniens, Antedios, serait en outre des plus naïfs avec cette lignée Romaine si rusée et maligne mais aussi folle qu’elle était ivre de pouvoir !

… Un cri déchira la tension retenue depuis le crépuscule par toutes les âmes priant pour le retour de la pluie.
Ce n’était pas encore la foudre, le tonnerre ou le fracas des nuages bataillant avec furie dans les cieux. Non, ce qui ressemblait ici à un feulement strident n’était là qu’un cri d’enfant !
La Lune qui, jusqu’ici, luttait encore pour illuminer le monde, se voila aussitôt d’une flanelle rousse, aussi rousse que la chevelure du nourrisson tout juste né, chevelure ensanglantée formant de curieuses mèches collantes et visqueuses, dégouttant sur son visage !
Alors ses paupières se soulevèrent dégageant deux pupilles exceptionnelles, extraordinaires, car déjà aussi bleuies qu’une lame incandescente plongée dans l’eau d’une forge…

« Boadicée, la Reine Rousse !7 »

À genoux sur une large pierre plate bordant un petit étang couvert de nénuphars, le Druide du clan, accueillant cette nouvelle naissance, prononça aux Dieux plusieurs fois cette dénomination.
La petite congrégation familiale et amicale assistant à la venue au monde de l’enfant demeura circonspecte. Il était d’usage qu’un Roi Celte ne prenne pas la parole avant son Druide, il était inenvisageable de briser l’incantation du religieux ; toutefois la mère de l’Infante eut assez de caractère pour braver ce tabou absolu !

« Druide ? Quel Dieu t’a donc murmuré ce nom ? Une Reine… qu’est-ce à dire ! »
L’homme de foi se tourna brusquement vers l’assemblée amassée derrière lui.
Ses cheveux hirsutes, soudain balayés par les Vents, ainsi qu’un inattendu fracas du tonnerre et une pluie aussi cinglante qu’incroyable, firent craindre à tous quelques malédictions de sa part. Il tenait encore la petite vie entre ses mains qui feulait toujours et on s’en inquiéta. Au travers du lange on pouvait deviner un être déjà vif, au très bon poids et à la taille impressionnante. On avait pensé à un garçon.

« Elle sera Reine ! Ne voyez-vous donc les signes, ignorants ! »

Et il éclata de rire.
Tous à sa suite accueillirent alors cette petite Princesse avec bonheur, la pluie se mêla aux pleurs de joie et on oublia les propos abscons du Druide. On fêta autant la fraîcheur retrouvée que cette offrande de la vie…
Mais lui, le Druide, n’oublia pas le sang sur le visage de celle qui deviendrait Reine… C’était un signe également ; la furie des Eléments de cette nuit soutenait, hélas ! le présage d’un tumultueux Destin !

*

Une seule année avait été nécessaire à Caius Suetonius Paulinus8 pour s’établir comme Gouverneur de la Britannia.
Mandaté par l’habile et stratège Néron9, il avait su séduire les chefs des tribus Celtes. Il avait présenté la figure la plus civilisatrice de Rome. Le peuple rural de ces contrées reculées était impressionné par l’organisation romaine et son décorum… leurs Rois d’autant plus. Prasutagos, régnant sur la province d’Iceni avait été le premier à se soumettre : il suivait là son prédécesseur, Antedios, qui avait accueilli les premiers explorateurs Romains voilà plus de dix ans déjà.

Suetonius avait été particulièrement précautionneux avec ce souverain.

Ce peuple côtier était plus guerrier que les autres, mais la fascination du pouvoir et le caractère pacifique de ce Roi n’allaient pas de pair.
Plus le Gouverneur lui parlait de Rome, des fédérations de l’Empire, du Droit Romain et des alliances commerciales avec les richesses en découlant, plus Prasutagos s’abandonnait aux chimères du conquérant. Toutefois durant ses visites et les Foedus passés, Suetonius avait toujours senti le regard lourd et dédaigneux de l’épouse du Roi des Icenis : il était d’ailleurs déstabilisé par la stature de cette femme.
D’une taille incroyable, dépassant grotesquement d’une tête son époux et ainsi le ridiculisant, une longue chevelure rousse et broussailleuse, portant l’épée, elle n’était visiblement pas dupe de ses manœuvres politiciennes : sans aucun doute jouissait-elle d’une importante fonction parmi les siens.

Le Gouverneur doutait ainsi de l’hégémonie et de la légitimité de Prasutagos…

… Étrangement, ce dernier tomba malade peu après sa soumission, agonisant bientôt ! Dès lors plus docile, il donna pour ordre testamentaire que revienne à l’Empereur Néron la moitié de ses biens et de son royaume en gage de relations durables et paisibles entre leur peuple !

Un pouvoir ne se partage pas… Jamais Néron ne le permettrait.
Pas plus que la désormais Reine de cette partie du monde, Boadicée !

Village royal Iceni, début du Printemps de l’An 60, ère commune

Depuis la mort de Prasutagos et son legs aux Romains, le bonheur ne semblait plus vouloir revenir chez les Icènes.
Les lois romaines s’étaient durcies, les prélèvements de biens et de ressources par les conquérants s’étaient accrus et les injustices s’accentuaient de jour en jour. Même la mort de l’Hiver s’étant retiré n’ôtait pas la tristesse au peuple. Çà et là des rébellions éclataient, toutes matées cruellement par le Gouverneur et ses sbires.
Mais le détachement impérial missionné par ce dernier dans le village royal de cette province n’eut toutefois aucune mesure avec le joug vécu jusque-là…

… « Emmenez-là sur la place publique ! »

Empoignée par trois hommes, il n’en fallait pas moins, la Reine Iceni, aux yeux de ses sujets, fut traînée jusqu’au centre de la place puis attachée à un poteau. Quelques hommes tentèrent de faire barrage : on les massacra aussitôt par le glaive !
Les Romains étaient avinés et certains pillaient déjà les foyers, molestaient sans raison les habitants tout en riant à gorge déployée.

On fit silence.

« Vous, peuple Barbare ! La Britannie est désormais sous la loi martiale et son Gouverneur seul a droit de vie et de mort sur chacun. Voyez ce qui arrive par la faute de votre Sorcière rousse ! »
Un brouhaha traversa la foule. Non pas d’avoir écouté les menaces de l’orateur romain mais à la vue du fouet, aux lanières renforcées de métal, tenu par le bourreau de leur Reine ! Ceux présents se souviendraient longtemps du sifflement de l’arme fendant l’air et du bruit de succion à chaque fois qu’il arracherait les chairs de sa victime…
… Combien de coups ?
Assez pour que le corps de Boadicée soit mis à un tel supplice qu’il se couvrit entièrement de sang : si bien qu’on ne pouvait plus différencier ses chairs ensanglantées avec sa chevelure.
Pour inimaginable que ce fût, jamais elle ne cria !
Sans doute vexés, les chefs de ce terrible jeu, changèrent soudain ses règles.
Pour le pire…

On amena les innocentes filles de la reine…

- Je suis désormais la Reine des Morts et mon royaume sera plus vaste que l’Annwvyn10 pour y accueillir tous les frères des frères ayant volé l’honneur de notre peuple !

Deux saisons étaient passées depuis le sortir de l’Hiver et les événements tragiques survenus dans le Pays d’Iceni.

Personne n’avait oublié.

Les marques sur sa peau n’étaient plus que cicatrices. Toutefois une autre ne se refermerait jamais : celle de la vision obscène et folle de ses petites Fées souillées par des ogres bestiaux. Mises à nues devant leur peuple, Son peuple, tous avaient assisté à l’indicible monstruosité de leur innocence bafouée !
Mais ces porcs romains n’avaient pas violé que les chairs, ils avaient outragé l’âme du peuple des Icènes ! Chacun de ses membres étaient désormais damnés et déshonorés. Qu’importe qu’ils soient encore en vie, ils ne formaient plus qu’une horde d’ombres.
Des ombres… Une armée d’ombres… avec une Sorcière à leur tête qui rallia à sa cause cette meute assoiffée de vengeance.

Le corps entièrement tatoué des plus sombres et maléfiques Oghams11 les cheveux tressés comme s’ils étaient des cordes de sang, le regard impitoyable, Bodiacée était devenue terrifiante.

Elle brûlerait tout sur son passage et ne laisserait aucun survivant !

*


Parfois le Destin croise de ses sujets le cours
Mais nul ne peut emprunter le sien à rebours…

Fin de l’Automne sur l’île de Mona12, An 60 de l’ère commune


Suetonius Paulinus contemplait l’Océan au haut de la falaise depuis laquelle il le surplombait, dominant même la terre monté sur son cheval de guerre.
S’il avait conscience de la beauté des Eléments, il était étonnant de constater qu’aucun scrupule ne le retenait à engendrer la laideur sur le monde ! Le crépuscule gagnait tout autant le lieu où il se trouvait que son cœur. Quant aux brumes l’enveloppant désormais, pouvait-on espérer qu’elles apaisent de leur douceur la cruauté de son âme ?
Sans doute pas car, en lieu de brouillard, ce n’était ici que les volutes de fumée émanant de son œuvre démoniaque !
Là, à quelques portées de lance derrière-lui, la lande était en feu !
Le regard brouillé par l’intensité du brasier, on pouvait toutefois distinguer toute une chênaie alimentant cet insensé foyer. Les grands arbres la composant étaient tous en flammes. Pire ! Cloués comme des épouvantails pour effrayer les corbeaux, des hommes y brûlaient dessus, mêlant à l’écorce leur chair carbonisée !
L’odeur était épouvantable.
Parmi les hurlements, des chuintements furieux émanaient du sang en ébullition. D’épouvantables craquements émanaient parfois des branches se détachant de leur tronc mais aussi des os humains se rompant sous la chaleur ! Quels crimes avaient donc pu commettre ces êtres pour mériter un tel châtiment…

« Gouverneur, Gouverneur ! »

Un messager, hors d’haleine, brisa la terrible torpeur criminelle du commandant Romain.
Son cheval, surpris lui aussi, se cabra sous les cris, désarçonnant presque son cavalier.

« Imbécile ! Sais-tu qu’au temps de Tigrane le Grand, en Arménie, le messager qui lui annonça l’arrivée du Général Lucullus sur ses terres fut décapité !13 »
Le porteur de nouvelles, ravalant sa salive, préféra subtilement commencer par la plus mauvaise.
« La Reine des révoltés a détruit et fait tuer toute la colonie de Camulodunum14 ! Elle marche désormais sur Londinium15 ! Les habitants sont terrorisés par les récits effroyables rapportés sur cette Sorcière. On dit qu’elle fait égorger les hommes, couper les seins des femmes et bruler les enfants ! »

« Et nous, nous avons anéanti l’assemblée de leurs guides spirituels réunis sur cette île ; qu’importe tout cela, l’Histoire n’a de référence que les victoires et se souvient du seul nom de ceux qui les remportent…

- Vous dites ? »

Le Gouverneur n’avait fait que murmurer ses pensées. Il remarqua de nouveau la présence de l’homme, à genoux depuis son arrivée.
« Vous serez néanmoins heureux d’apprendre que le grandissime Empereur Néron vous fait demander à Rome une fois la rébellion matée…
- Cette nouvelle n’aurait pas sauvé ta tête ! Crois-tu que l’on fait attendre Néron… Je serai à Rome avant l’Hiver
- Mais, et Londinium, les gens attendent votre secours… »

… Relevant sa tête jusqu’ici menacée, reprenant sa respiration car elle était toujours juchée sur ses épaules, le messager était désormais seul !

Se retournant, il aperçut l’ombre du Gouverneur rejoindre celle de la nuit encore auréolée du feu sans joie ravageant cette partie du monde. Les flammes encore hautes, même ici au loin, formaient une sorte de sente incendiaire autour de lui.

Ce fou emprunte une voie menant aux Enfers ! C’était cette fois la pensée de ce simple soldat.

Londinium ne serait pas sauvée et il ignorait à quelle fin. Mais qui était-il pour comprendre les gens de pouvoir…

Le fleuve Tamisis16 traversant Londinium était rougeâtre.

Avec hauteur on aurait pu imaginer que les Dieux, depuis les cieux, avaient négligemment déversé une outre de vin dans ses eaux.
Mais, plus bas, il en était tout autre.

Si elles étaient rougies, c’était par le sang versé de milliers de résidents peuplant la cité !
Des noyés par centaines, autant d’égorgés ou démembrés et le reste des corps avec assez de larges blessures pour les vider du précieux liquide écarlate animant chaque vie…

C’était affreux.

Et ceux échappant au fleuve, n’échapperaient pas aux flammes ravageant désormais tout Londinium ! Le Gouverneur et ses soldats n’étaient pas venus sauver les colons Romains ; Boadicée, pas davantage pour les autochtones de Londinium, pour elle, des soumis et des traîtres profitant des richesses portuaires de la cité, oublieux de leurs Frères subissant la domination de l’occupant…

Mais qu’importe, le vrai peuple Celte l’acclamait !
Partout elle l’avait libéré du joug des Conquérants. Toutes les cités étaient tombées, la plupart des colons massacrés et il n’y avait plus de trace du Gouverneur et de ses hommes depuis l’infâme exaction sur l’île de Mona.
Cette infamie avait renforcé la détermination de bien des Celtes rejoignant la marche libératrice de la Reine Rousse.
Cependant ces révoltés, poussés à bout certes et exaltés par la promesse de recouvrer leur liberté, savaient-ils qui elle était. Pensaient-ils qu’elle régnerait sur leur pays. Croyaient-ils qu’elle fonderait un nouveau royaume pour les défendre contre toute autre invasion…

… Ce n’est pas renverser la couronne royale qui est difficile, c’est de trouver une tête assez sage pour l’en coiffer.

Ils la choisirent comme guide.
Elle les mènerait à la cour de son royaume… celle de la Mort !

*


Qui suit son ombre,
S’y égare, puis sombre

« Ô mon ami, Suetonius Paulinus, tu es mon espoir. »
Le Gouverneur, dans l’étouffante et étonnante petite pièce où le recevait son hôte, ne savait pas comment interpréter ces paroles. Sa propre situation était désespérante ! Il avait abandonné les Colons, délaissé sa charge pour rejoindre Rome et peut-être que l’Histoire retiendrait son nom comme le romain ayant perdu la Britannia !
« Ces Barbares sont envoûtés par cette Sorcière rousse ; il semble l’adorer comme si elle était Bellone ! D’ailleurs, elle est tout aussi effrayante : elle possède un char, elle est armée d’une lance et épouvante ses ennemis par sa cruauté… »

Néron, l’Empereur Néron, haussa les épaules.
« Les femmes de pouvoir n’ont-elles pas toutes ce visage ! Ma mère…
- L’Augusta Agrippine la Jeune ?
- Ne l’appelle pas ainsi ! »

Le visage huileux de Néron s’était déformé sous sa soudaine colère. Il semblait aussi cireux que les nombreuses lampes à huile déposées sur tout le riche mobilier de la pièce. Il tira un peu les lourds rideaux qui condamnaient une petite lucarne dominant les rues de Rome. Il semblait inquiet, paranoïaque sans aucun doute.
Il reprit le ton mielleux et affable du début de leur conversation.
« J’ai tué ma mère Paulinus ! Le savais-tu ? Bah, tout le monde le sait là-dehors. Crois-tu que le peuple pardonnera mon geste… »
Le Gouverneur, si cruel à l’accoutumée, eut quelques bouffées de chaleur dérangeantes. Ce n’était pas du à l’air saturé du lieu, la cause en était l’homme lui tournant le dos ; cet homme était fou ! Mais le Pouvoir s’accompagne toujours de folie. Il n’y avait qu’à voir cette Boadicée depuis qu’elle l’avait arraché par le sang…
« Ramène-moi cette femme ici, à Rome !
- Retourner sur cette île… Mais…
- Oui, mais avec les Quatorzième et Vingtième Légions, complètes ! Et si elle est réticente - toutes les femmes le sont mon ami – alors ramène-moi sa tête ! »
Néron s’était cette fois rapproché plus familièrement de son Gouverneur.
Il posa une main sur son épaule. Le Général Romain pouvait sentir son haleine. C’était extrêmement gênant.
« Tu es mon ami Paulinus. Je n’ai plus beaucoup d’amis. Alors, je te le redis : ramène-moi sa tête ; j’ai besoin de bonnes nouvelles, le peuple en a besoin, l’Empire en a besoin. Fais ton devoir… je te confie là mon destin ! »

Fin de l’Hiver de l’An 61, milieu des terres de Britannia, plaines de Mancetter17

mon destin !
Le Gouverneur Caius Suetonius Paulinus de la Province Romaine de Bretagne, sur ordre de l’Empereur Néron, allait affronter « son » destin… Son destin car, qu’il perde cette guerre ou qu’il la remporte, dans un cas il connaissait déjà son sort, dans l’autre le mérite reviendrait aux seules Légions de l’Empereur…

Arrive Bellone18 aux mains sanglantes,
La sinistre déesse de la guerre,
L'Érinice de la vengeance
Qui ronge le cœur des tyrans


Le Gouverneur était épris de poésie.
Entendons-nous, de poésie guerrière ; son âme n’avait pas l’élégance de s’intéresser à d’autres domaines. Il se remémora donc un poème de Sénèque à propos de la déesse guerrière.
L’aède ne l’avait pas décrite comme étant rousse : un oubli assurément, car celle qui apparut au loin était bien cette Bellone !

Était-elle laide ou son aura effrayante gommait-elle toute féminité ?
Qui sait quels sont les rapporteurs d’une époque où les mythes se mêlaient à la réalité, l’imaginaire aux faits, la superstition à la connaissance ou l’effroi à l’entendement… Et qui pour témoigner de l’apparition de la Reine des Morts comme elle se faisait appeler ?
Elle, qui était dressée sur son char tiré par deux chevaux à la robe ténébreuse.

Si ce n’était les tresses de sa chevelure de feu, presque rouge incandescente, le reste du crâne était rasé. Couverte d’un plastron semblant d’or, elle étincelait de fureur au Soleil. Les parties dénudées de son corps étaient couvertes d’Oghams guerriers, mystiques et maléfiques, noircissant sa peau si laiteuse et parsemée de tâches de rousseur.
Ses yeux intimaient naturellement le respect mais depuis que le sang avait appelé le sang, son regard était éteint, lointain, ne montrait plus désormais que de la démence pour qui osait le braver.
Enfin, affublée d’une lourde lance qu’elle empoignait pourtant d’un seul bras, sa taille exceptionnelle, ses muscles saillants et sa robustesse la rendaient presque surhumaine. Ses deux filles martyrisées l’accompagnaient sur son char, aussi féroces que leur mère…
Combien d’ennemis avaient connu les foudres d’un tel attelage ?
Combien de corps déchiquetés par son passage, de crânes pourfendus par les masses d’armes de sa progéniture et de chair détachée de leurs os par sa redoutable lance !

… Elle était une guerrière menant une armée comme jamais Rome n’en avait rencontré.
Ce n’était pas tout à fait vrai. On disait que venues du Nord et depuis la Germanie, d’autres Reines avaient déjà tenu tête aux Généraux Romains.
Toutefois, jamais quiconque n’avait refoulé l’Empire d’une terre une fois qu’il l’avait conquise. Elle y était parvenue une première fois.
Mais cette fois elle avait à défier les Légions de l’Empereur lui-même et cette bataille à venir, là sur les plaines de Mancetter, serait décisive pour l’avenir de la Britannia…

… Elle harangua ainsi son peuple :

« Gens d’Iceni, Sœurs et Frères de la lande, peuple de l’île, le moment est venu. Le sang a déjà coulé, cette fois il se déversera !
Vos disparus l’ont répandu la tête baissée sous le joug de l’ennemi, alors qu’importe que le vôtre inonde le champ de bataille en cette journée car vous, vous serez debout, le regard haut, enfin libre. Les braves ont peur de marcher dans la vallée de la mort mais aucun ne rebrousse chemin car leurs défunts cheminent à leur côté.
J’ouvrirai la voie car j’en suis revenue pour vous la montrer !
Suivez-moi et mourrez !
»

La détermination aveugle peut-elle tout ?
Déferler comme une vague furieuse suffit-il à surmonter une digue ? Une fois qu’elle se retire, si la digue a supporté l’assaut, la vague n’est plus qu’eau éparse…
Comment pouvait-on donner l’assaut du bas vers le haut ? Comment pouvait-on choisir une plaine contre un ennemi rompu aux attaques en formation nécessitant justement de l’espace ? Comment pouvait-on réunir femmes et enfants, chariots de ravitaillement et spectateurs à l’arrière du champ de bataille, coupant par le fait toute voie de retraite ?

Suivez-moi et mourrez…

Les gens à la suite de leur Reine avaient-ils réellement compris l’insensée ?

Les Centurions de chaque unité formant la vingtième Légion avaient attendu que l’ennemi s’essouffle à les rejoindre, la longue pente les séparant jusqu’à leur position affaiblissant les plus déterminés. Ils avaient baissé le bras en parfaite harmonie.
Plus de mille lances vrombirent au travers des airs !
Les premières lignes Brittones tombèrent comme des pantins de pailles recevant des aiguilles : bras, jambes, torses et têtes, chaque arme blessa, emporta des chairs, creva des yeux, brisa des os, ôta des vies, entravant les autres. Mais ici c’étaient bien des êtres animés emportés par le métal dur et acéré des armes de jets.
Frappés par le fouet, les chevaux de la Reine Icène arrachaient autant de mottes de terre que de morceaux de cadavres pour gravir le dénivelé les séparant du dessein de leur cavalière. Le sang des dépouilles giclaient jusqu’à couvrir cette dernière. Le reste de son peuple, galvanisé, retrouva l’halant pour la suivre encore. On commençait même à se battre avec ceux ayant brisé leur assaut, on ouvrit même facilement une brèche comme si l’ennemi renonçait.
En fait, celui-ci laissait un passage.
La quatorzième Légion, glaive et bouclier aux mains, avait pris, depuis leur haute position, assez d’élan pour une charge massive ! Le choc fut dévastateur.

Tout fut emporté, englouti sous une marée d’armes puis anéanti quand celle-ci se retira, et avec toute vie…

- / -

L’Histoire ne retint pas le nom du Gouverneur Romain de la Brittania.
Son « ami » Néron non plus. Les Empereurs n’ont pas d’amis !
Et les hommes oublient bien des choses…
… Qui, d’ailleurs, se rappelle des tombés sans tombes.
On se remémore un peuple, un évènement, le titre donné à une bataille parfois mais tout cela de manière anecdotique, amalgamé bien souvent, erroné ou phantasmé plus encore.

Boadicée ne fut pas oubliée !
Enfin moins que d’autres. Qu’elle ait perdu ou gagné, qu’elle soit morte de ses blessures ou qu’elle se soit empoisonnée de dépit, tout cela n’avait aucune importance. Qu’elle ait mené, au prix de la vengeance, son peuple dans la démence et le sang non plus.

Elle était Boadicée, elle avait résisté : une femme contre un Empire !
Il n’y avait rien d’autre à dire.

Elle avait levé les yeux durant la bataille, elle était une héroïne car seuls les héros le font.

Boadicée, la mémoire est un bien qui dans le temps se raréfie…
… Boadicée, on se souvient et se souviendra.

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