L'Ultime frontière

Ne lève jamais les yeux dans la bataille,
Seuls les héros le font !


Vendredi 17 Septembre

Dehors les premiers vents froids ont accompagné les ombres toujours plus étendues de nuits toujours plus longues.
Ces vents hurlent maintenant leurs litanies cinglantes et glacent les sangs. Pourtant les frissons que je ressens en cet instant ne sont pas que de leurs faits. Quant à mes mains exsangues dont je n’arrive pas à arrêter les fréquents tremblements, le froid là non plus n’est pas seul coupable.
D’ailleurs il ne fait pas si froid. L’air est lourd, chargé d’ozone et il semble attirer à lui les plus épais nuages, arrachant même jusqu’à mes respirations…

Mais il y a plus effrayant encore.
Malgré les déchirements plaintifs des Eléments déchaînés, il en est d’autres, presque inaudibles, mais qui pourtant sont suffisamment présents pour altérer toute santé mentale. Oui, je l’entends gémir. Mais elle ne fait pas que gémir, elle gronde aussi. Et ce même grondement a des intonations rieuses, celles provenant d’une conscience inhumaine car, telle une bête enfermée, elle sait qu’elle va bientôt être libre !

Je n’arrivais plus à écrire et je dus même renverser l’encrier sur une partie du vieux vélin.
Un vélin ! C’était devenu une évidence dans cette bâtisse antique, pourtant ma mémoire me souffla que le monde d’où je venais n’avait pas ce parfum rance et poussiéreux d’antan.
Je grimaçais alors, notant l’absurdité et la démence de mes derniers mots sur ce parchemin, encore que le terme de testament se serait montré plus à propos. Mais à cet instant précis, comme un répit avant le déferlement, le silence et le calme avaient gagné les lieux.
Aussitôt je bus cet élixir paisible et m’enivrais du souvenir de mon existence alors si douce avant qu’un autre courrier ne vienne l’ensevelir à jamais depuis lors… et si ma grimace avait pu se déformer davantage j’aurais bien là émis quelques rictus. Car de courrier il fut bien question mais il se dessina non pas dans le cuir d’une pauvre bête mais dans la magie du verre de mon écran plasma ! Tout commença ainsi :

Message subject : Assistance
IP adresse : Unknown
Log out : #####

Mon obligé,
Je comprends à cet instant votre surprise et le dérangement occasionné par ce courrier qui ne m’est pas familier.
Vous ignorez tout de moi mais pour ma part je suis fasciné par la profondeur de vos recherches. Je suis certain que la démarche de votre quête altruiste si généreusement partagée sur l’outil me permettant en ce moment de vous contacter est intègre et juste. Plus important encore est qu’elle soit animée d’une foi qui nous est commune, je l’ai bien compris.
Ne soyez pas suspicieux envers ma propre démarche.
J’ai besoin dans le cadre de mes propres recherches d’être épaulé par un assistant et plus encore par un témoin capable de les comprendre.

J’ose espérer que votre goût de la connaissance vous portera à me rejoindre. Je vous conjure de venir me trouver en mon humble demeure après avoir pris acte de la pièce jointe accolée à ce courrier. Vous aurez tout les détails une fois notre rencontre par la bonne Fortune arrivée.
Tous les frais sont à ma charge, quels qu’en soient la nature.

Votre sincère obligé, le Professeur Valis Okli

C’était surréaliste.
Voilà en tout cas ce que j’avais pensé alors. La toile du net était certainement la plus brillante invention de ces dernières décennies mais elle était parfois dangereuse. Elle vous attirait toujours plus avant jusqu’à vous engluer dans ses rets attirant cette fois à vous les prédateurs la filant.
Cet homme était-il un plaisantin, un fou, un illuminé. Et s’il était vraiment sérieux alors c’était pire encore ! D’abord pour une personne ne maîtrisant pas l’informatique il était curieux que tous ses codes d’identification soient dissimulés et cryptés ! Ensuite son nom était l’anagramme d’Alvis et Loki, deux entités bien connues dans le cadre de mes recherches. C’était soit très maladroit d’avoir pensé les dissimuler si simplement ou une épreuve bien trop facile à relever pour mon expérience. Dans les deux cas, cela n’avait pas de sens…
Je souris alors car la démence ne pouvait que cruellement faire souffrir ce pauvre homme, lui qui désirait prendre en charge mes frais pour le rejoindre. S’il me connaissait autant qu’il le disait, il était de deux choses l’une, inconscient ou très riche !

Mais je n’aurais pas dû rire de sa folie, non je n’aurais pas dû. Car la mienne ne fut pas moins effrayante quand elle me poussa après avoir lu le reste du document à le rejoindre…

*


J’avais ressassé durant mon voyage mille fois les raisons m’ayant poussé à l’entreprendre.
Curiosité, flatterie ou plus basse cupidité d’une rémunération me manquant toujours plus cruellement ? Peut-être tout cela à la fois…
La Combe Venteuse. Un nom insolite pour une région qui ne l’était pas moins. J’eus du mal à trouver une route, puis un chemin et pour finir une sente boueuse aux ornières déchirées pour m’y rendre. Je ne connaissais pas cet endroit isolé et reculé des grands axes et de toutes cités.
J’aurais dû faire demi-tour, abandonner ce projet fou.
Mais ma voiture refusa, embourbée qu’elle fut soudainement ! La lumière déclinait déjà fortement, les grands bouleaux de la forêt bordant la sente la chassant plus qu’ailleurs. Une pluie fine et trop froide pour l’été n’annonça soudain rien de bon.
Pourtant les gens du village, plus bas sur la route, m’avaient prévenu. Oh disons qu’ils étaient plutôt taiseux dans le coin mais leur regard écarquillé à l’évocation de ma destination était un signe dont j’avais préféré ignorer le présage. Aux sourires disparaissant brusquement de leurs visages tannés ou à leurs regards fuyants et soudain jaunis, j’aurais dû comprendre que la Combe Venteuse étaient pour eux le dernier endroit où aller.
J’avais mis cela sur le compte des superstitions et de l’ignorance. Mais j’aurais dû prêter plus d’attention à leurs grommellements quand ils déguerpissaient, ne désirant plus prolonger nos conversations. Je n’étais pas individu à être dominé par la peur mais je savais ressentir la prudence qu’elle donnait à réfléchir par sa manifestation.

Après tout il allait faire nuit, j’étais entouré d’une forêt épaisse et hostile dans une région inconnue !
Pourquoi fallait-il que les voitures tombent toujours en panne dans ces moments là ? Bah, ce n’était qu’un peu de boue retenant ma roue… et j’eus l’image aussitôt de créatures clapotantes aux bruits de succions en train de glisser leurs corps nauséabonds, grotesques et hideux le long des parois de tôle m’entourant !
Je poussais un grand cri !
Il me fallut après ça une bonne minute pour calmer le feu de ma poitrine bombardée des coups haletants de mon cœur. Un être encapuchonné, ruisselant de pluie le long de son manteau gras de saleté, venait en effet de se voûter de façon aberrante sur ma vitre !
- Hé oh mon gars, faites quoi par là ?
Respirant de nouveau j’ouvris la fenêtre d’à peine quelques centimètres.
Après une rapide conversation j’appris que l’homme était le cantonnier du village. Lui confiant l’objet de ma visite par ici, le vieux crotté à la peau ridé sembla être la proie d’une succube lui drainant le peu de sang agitant encore son corps décharné.
- L’Professeur habite sur l’île. Prends la barque mon gars au bout du sentier, ouaip par là bas… je, heu, peux pas v’nir. C’est point dur à trouver, un ch’tiot îlot.
Le vieux maraudeur me promit d’avertir le garagiste dès le lendemain et disparut bien vite, trop vite même, dans la nuit naissante…

Je crus chavirer plusieurs fois sans savoir si je devais mettre cela sur le compte de ma maladresse ou des choses qu’il me semblait entrevoir sous les eaux visqueuses et ténébreuses du lac portant ma barque.
Mais le cantonnier avait dit vrai, il n’y avait que quelques dizaines de brassées à franchir pour rejoindre un petit îlot boisé planté là dans les flots saumâtres. Une faible lumière y dansait curieusement provenant certainement d’une lampe tempête agitée par le vent.
Durant ma courte traversée je compris cependant que je gagnais là un autre monde. C’était une idée saugrenue mais en cette soirée où j’avais perdu mes sens elle était fixe ! Tout cela était à la fois attirant et repoussant, mais tout était ainsi depuis le début de cette aventure.
Enfin j’accostais, rassemblais mes quelques affaires sur le ponton de fortune et me dirigeais rapidement sur le seul chemin couvert de mauvaises herbes y menant. Les ombres étaient toujours plus oppressantes et je finis par courir presque au travers des premiers arbres. Jetant quelques coups d’oeil furtifs derrière moi je manquais de peu de m’écraser sur le mur d’une bâtisse incroyable en ces lieux !
Elle était faite de grosses pierres mangées par des lierres voraces et son aspect sombre me l’avait fait presque confondre avec les bois environnants. Elle était haute de plusieurs étages aux rares fenêtres, toutes closes de leurs volets bancals. Ses pignons étaient affaissés et il me sembla y deviner quelques oiseaux à la couleur de nuit curieusement plantés là tels des statues.
Alors j’aperçus la lumière entrevue depuis le lac.
J’y distinguais mieux maintenant. C’était bien une lampe tempête et elle éclairait une large porte bardée de fers. Un vieil anneau rouillé faisait office d’antique sonnette pour y réveiller certainement les fantômes enfermés depuis des siècles à l’intérieur, pensais-je…
Et quand je l’actionnais, le glas sourd qu’il provoqua sur le linteau me fit perdre tout humour rassérénant !
Pourtant elle s’ouvrit, semblant se désarticuler sur ses gonds.

- Pro, Professeur ?
- Ah enfin vous voilà ! Merveilleux, merveilleux… entrez au plus vite, venez vous réchauffer mon ami. Soyez loué pour être venu jusqu’ici et désolé si vous avez rencontré quelques difficultés, quelles qu’elles aient été.
Décidément c’était une gimmick… Mais le petit homme affable, aux cheveux dégarnis, ventripotent, à la barbe fourni et aux yeux amicaux quoique déformés par des verres épais m’ayant accueilli me redonna là assez de confiance pour m’engager en sa demeure…

*

L’homme était de bonne société.
Je n’avais pas trouvé d’autres qualificatifs pour décrire sa personnalité. J’avais même fini par oublier la nuit à l’extérieur et presque tout à fait la région autour.
Il faut dire que le repas aux mets délicats et chauds avaient été des plus réconfortants, le doux vin de miel et de noix l’accompagnant n’y étant pas non plus étranger. Ainsi nous discutions de nos recherches respectives nous ayant conduit à cette rencontre.
J’appris ainsi que le Professeur était un grand érudit, bibliothécaire sans pareil et si récompensé de doctorats que j’en fus presque gêné et plutôt surpris que notre intérêt soit commun. Car après tout je n’étais qu’un mythographe, quoique je préfère le terme de mythologiste, plus passionné que talentueux ou légitime. Car oui, les mythes étaient là ce qui nous réunissait en cette aventure.

Un moment le Professeur m’invita à passer au fumoir, une petite pièce sereine, richement décoré de fantaisies baroques, aux fauteuils capitonnés et aux épais rideaux de velours chargés d’une odeur un peu rance de tabac froid.
J’allumais machinalement quoique avec délectation une cigarette d’où s’échappa quelques amusants ronds de fumées. Je me demandai tout de même pourquoi j’étais venu ici discuter mythologie bravant toute prudence, errant dans cette atmosphère surannée. L’air ici était sec et chaud, tranchant curieusement avec celui oppressant et parfois glacial du dehors.
A l’extérieur les vents semblaient étranges, presque pour ainsi dire animés d’une volonté propre… La Combe des Vents portait bien son nom. Je repensais alors aux volatiles sombres perchés à mon arrivée sur la maison.
- Des engoulevents, ce sont des engoulevents !
Et comme pour mêler l’effet de scène à mon envolée théâtrale, une longue complainte monta du sol quelque part sans qu’on puisse dire d’où ! Aussitôt j’eus un frisson et la douceur des lieux, sorte d’illusion aux effluves d’alcool et de tabac, disparue d’un coup.
- Les engoulevents sont déjà là…
J’allais répondre au Professeur mais je m’aperçus qu’il ne s’adressait pas à moi. D’ailleurs son aspect avait brusquement changé. Ses petits yeux fouillaient des choses enfouies sous le sol, il semblait soucieux et je crus discerner quelques perles de sueur sur son front.
- Ils nous faut commencer au plus vite…
- Commencer ? L’interrompais-je en toussotant poliment.
Semblant surpris de ma présence, les traits de son visage se roidirent presque malignement et Valis Okli (je le désignerais d’ailleurs souvent ainsi dans les jours à venir quand il reprendrait ce comportement) prit un ton haut, cynique et mielleux.

- Comment vous y prendriez-vous pour capturer une Valkyrja ?

L’atmosphère était devenue lourde, mon humour et mon détachement s’étaient évanouis tels de lointains souvenirs, plus rien à partir de maintenant n’aurait plus le goût de l’insouciance.
Je compris alors pourquoi j’avais eu le sentiment de franchir la frontière d’un autre monde en passant le gué menant à cette demeure, un limes pour être plus à propos. Celle dont on ne revient jamais tout à fait le même, si de retour il est toutefois possible…

Les yeux sautillants du Professeur étaient désormais plus exorbités que jamais.
Cet homme me connaissait bien. Il savait que le poison de la curiosité m’avait déjà infecté et qu’en tant qu’être d’engagement j’allais conclure avec lui un pacte auquel je ne me déroberai pas ! Une force non rationnelle m’avait en effet comme prise d’une étreinte brutale.
La terreur est souvent proche du grotesque, le délire aussi euphorisant qu’illusoire, mais pourtant (peut-être avais-je déjà à ce moment perdu toute lucidité), je ne trouvais là rien à dire à la question presque obscène de mon interlocuteur. Je bredouillais un peu, puis un espoir philosophique me fit croire ! Oui j’eus foi ! Du moins mon esprit joueur se concentra pour l’instant sur l’énigme tentante de l’hypothèse qui m’était offerte.
- Je suis heureux que vous ayez évoqué le nom antique des Valkyries. Car voyez-vous, il est bon d’écarter de ces entités toute vision idéologique wagnérienne ! Les Valkyrjur sont des démons, des créatures plus dangereuses encore que les Succubes, à moins qu’elles n’en aient inspiré la légende même…
- Et comment l’ayant attiré à vous, la maîtriseriez-vous ?
La question avait été presque sifflée comme l’aurait fait un serpent avide. Peut-être mon explication l’avait-il ennuyé car le Professeur était comme en transe, brûlant trop vite les étapes.
- Heu… il ne me semble pas possible de dominer une telle créature si elle était présente. C’est elle qui choisit l’âme convoitée. Une âme qu’elle peut déchirer du corps malheureux où elle est enfouie ! Et l’intérêt d’une telle chose ne s’éveille que pour les plus grands guerriers, ceux que les mythes appellent les Einherjars.
- Guerriers, combattants, qu’importe ! Si celle-ci est captive, elle prendra bien l’âme de quiconque pour s’échapper avec, n’est-il pas vrai ?
Je me fis minuscule dans le fauteuil épais me soutenant car j’eus l’image d’un homme emporté face à moi qui semblait trôner là m’exhortant à lui répondre sous peine des pires châtiments !

- Elle pourrait, heu, tout aussi bien tuer tout mortel par rage délaissant là son âme lâche s’il ne se montre point brave. Les Valkyrjur aiment les batailles sanguinaires pour le moins et au mieux peut-on espérer que leur esprit femelle s’attache parfois au romantisme des causes justes de ceux les menant et s’y sacrifiant…
- Mais dites-moi à la fin si privée de forces cela est possible ? A-t-elle besoin d’une âme pour retourner dans son monde et s’en nourrir pour y parvenir ?
- Je, on ne peut en être sûr, je n’en sais rien par tous les Dieux !
- Répondez vous dis-je ! Prendrait-elle cette âme ainsi offerte à elle !
J’étais à ce moment devenu un enfant chétif auquel on promet brimades en le sermonnant. J’étais acculé, presque apeuré et larmoyant… j’hurlais alors que cela cesse, reprenant un peu de superbe.
- Oui, oui, et oui !
Je me levais alors d’un bond, fiévreux et presque en rage à mon tour.
- Qu’elle vous emporte oui ! Mais sa rage serait telle que rien ne dit qu’elle vous emmènerait à la Valhalle mais plutôt dans le royaume de Hel ! Allons, croyez-vous qu’une telle démone s’offre à vous toute poitrine dehors, voluptueuse et prête à satisfaire vos phantasmes ! Peut-être n’ont-elles d’ailleurs jamais eu l’apparence de femmes…

- Oh si elles en ont l’apparence… et leur féminité est merveilleuse, bouleversante pour quiconque ne fait que les apercevoir, aucun mot ne pouvant décrire le sentiment amoureux qui vous étreint alors en la contemplant même l’espace d’un battement de cœur. Un battement dont vous prieriez pour qu’elle daigne vous l’arracher !

*


La colère et la tension électrique des lieux s’étaient estompées.
J’étais encore en nage, l’esprit égaré et les poings toujours serrés. Je ne compris qu’à demi-mot le soliloque du Professeur qui n’était redevenu que l’offensif petit homme qui m’avait accueilli voilà quelques heures. Toutefois quand chacun de ses murmures presque psalmodiés me revinrent en mémoire, ce fut pire alors.
L’être tortillé là devant moi ne mentait pas ! Peut-être était-il définitivement aliéné, mais je pouvais jurer à cet instant qu’il ne mentait pas…

Aussi décontenancé que moi, son corps était traversé de tremblements et j’eus la vision d’un vieillard, voûté et très fatigué.
- Avons-nous parlé longtemps mon ami ? Oui, j’imagine que oui. Veuillez m’excuser mais je suis à bout ces derniers jours. Être seul dans les épreuves qui sont les miennes est une sinécure des plus difficiles.
J’aidais alors mon hôte à se lever et à l’accompagner le long d’un mince escalier gagnant le premier étage. Arrivé en haut de la volée de marches, il avait un peu retrouvé de son équilibre.
- Ne m’abandonnez pas je vous en conjure. J’ai besoin de votre aide pour rédiger mes notes. J’apprécie votre lucidité et votre compagnie, croyez-le. Voici votre chambre, allez vous reposer, nous reparlerons de tout cela demain, j’ai besoin de m’étendre tout comme vous. Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin dans vos appartements.
Le Professeur se confondit encore quelques minutes en politesses aimables puis me souhaita bonne nuit (ce qui aurait pu être pris pour un comble après cette soirée si cela n’avait été sincère). Il avait à ses dires sa propre couchette dans son bureau aménagé dans les combles au-dessus.
Alors il disparut dans l’escalier telle une âme-en-peine me laissant seul, oui bien seul…

J’eus du mal à trouver le sommeil et cela s’aggraverait dans les nuits à venir…
Mon esprit était aspiré dans un gouffre béant empli de questions aussi noires que le néant des réponses que je tentais d’y apporter. Fallait-il être à ce point féru de vieilles légendes poussiéreuses pour être venu jusqu’ici ?
Au fond de moi j’avais bien senti le danger, un goût rance qui vous donne la sensation de vivre enfin mais dont vous connaissez la chute promise !

Je n’étais pourtant pas un esprit impressionnable. Je faisais foin des superstitions, me révoltais contre les lâches effrayés par les ridicules tours de foires ésotériques.
Mais là j’étais égaré dans un monde onirique dont je n’avais pas les clés symboliques pour en percevoir la réalité ou l’illusion. Je finis par calmer ma respiration et tentais de chasser les prémisses des cauchemars qui m’assaillaient déjà alors que j’étais encore éveillé ! Je mis tout cela sur le compte de mon long voyage, de la personnalité du vieil ermite qu’était le Professeur et pour finir sur la maison…
La maison.
Cette demeure était si ancienne, peut-être ses poutres avaient-elles connues l’Empire, ses pierres elles semblaient venues de l’antiquité même ! Je portais alors mon attention sur le rythme l’animant. Je croyais beaucoup à cette méthode pour ressentir les choses. On respirait, on prenait le temps d’assimiler les craquements du bois, de s’habituer à la circulation de l’air sous les portes et les fenêtres et pour finir de faire corps avec les lieux pour s’y fondre… et être en alerte, même endormi !
Et je fis bien car, encore vêtu et sans savoir si je m’étais assoupi, je perçus des sons diffus près du couloir. Cela se déplaçait lentement sans que je sache si cela le fit en rampant ou glissant ! J’étais tétanisé, pétrifié et pourtant tremblant. S’en suivirent de drôles de frottements, des pas désordonnés et précipités là à l’étage, peut-être l’escalier qu’on descendait, à moins qu’on ne le remontât.

Alors j’entendis ce que j’avais cru déjà percevoir dans la soirée…
Je n’osais même plus respirer… quelqu’un pleurait ! Et ces sanglots j’aurais préféré les avoir ignorés mais ils étaient trop mélancoliques pour être chassés.
Oui, cela sanglotait…

*


Les prochains jours, ou plutôt les prochaines nuit, se répétèrent toujours plus oppressivement encore et je n’occupais mon temps qu’à coucher par écrit les théories farfelues mais inquiétantes du professeur qui était de toute façon de plus en plus absent.
Il m’avait confié une pile impressionnante de feuilles hâtivement griffonnées d’une écriture qui semblait avoir appartenu à plusieurs mains différentes ! Et en fait je ne faisais que recopier mécaniquement leur teneur dont je préférais ignorer l’étrange complexité. Cela parlait de possessions au moyen-âge, de psalmodies latines récupérées par Tacite et rapportées par des Romains ayant franchi les royaumes Barbares. Il y avait des références au mythe des Cimmériens et même Egyptiens d’après des Codex et des Eddas. Des passages du Livre des Morts, le Necronomicon d’Abdul Al-Hazred y étaient également retranscrits ! Pourtant ce livre était une Fable, enfin le disait-on. Et tant d’autres légendes, de pentagrammes obscènes, d’enluminures inquiétantes… Oui tout cela était abscons et extrait d’un esprit malade et dérangé !

Je ne pouvais de toute façon plus me concentrer et ignorer davantage les lamentations venues des entrailles de la maison ni plus croire les explications fuyantes du Professeur quant à quelques miaulements de chats possédés… alors j’entrepris un soir de descendre dans les abysses des caves de cette demeure, une volée de marches poussiéreuses y menant tel un chemin piégeux ouvrant sur les enfers et la folie !

Ô j’avais bien déjà tenté de percer le mystère de ce labyrinthe dantesque mais une porte bardée de métal en interdisait l’exploration. Je n’avais pas insisté essayant de me raisonner sur ses superstitions issues de mon imagination urbaine peu habituée à cette solitude.
Mais cette fois j’étais décidé… je briserai les sceaux de l’interdit, fracasserai s’il le fallait jusqu’aux murs retenant les gonds de cette maudite porte ; je devais en avoir le cœur net ! Elle était ouverte !
Ainsi je me retrouvais au bord d’un gouffre de ténèbres, d’un néant poisseux et humide, armé de mon seul courage et écarquillant les yeux tels ces supposés chats à la recherche du moindre trait de lumière. Il régnait un silence incroyable bien qu’un bourdonnement ronronnait trahissant là peut-être quelques systèmes d’aération. Alors je crus entendre de nouveau deux ou trois sanglots étouffés qui brisèrent ma volonté et ma raison.
Toutefois la curiosité et la détresse empathique de ces pleurs m’envoûtèrent assez pour que mes jambes m’obéissent et me poussent dans les soubassements pierreux de ces sinistres caves…

*


Pendant cette descente vertigineuse vers l’inconnu je me remémorais très rapidement mes derniers jours passés ici.
Quand j’avais traversé le lac j’avais cru franchir une dimension différente où tout semblait identique à l’existence mais pourtant où tout avait un autre sens. Sans doute attiré naïvement par cette même quête de sens ayant jusqu’ici animé mes recherches et ma spiritualité j’étais devenu passif face au Professeur et prêt à croire tout de lui. Il m’avait fallu beaucoup de temps pour m’échapper de l’emprise de cette atmosphère particulière.
J’étais certainement idiot d’être encore là !
Je pouvais être dans l’antre même d’un psychopathe, d’un tueur ou d’un ravisseur, prêt à tout pour prouver ses théories ou atteindre l’immortalité quel qu’en soit le prix. Cet homme était-il simplement mégalomane ou était-il plus dangereux encore ?
Mais il y avait eu les pleurs… J’avais immédiatement était saisi par cette douleur diffuse. Cela dévora mes nuits et mon anxiété n’avait fait que grandir. J’avais tenté de les repousser, ne plus les entendre ; mais alors ils étaient davantage présents à mon esprit. Se pouvait-il – mais comment ! – oui, se pouvait-il qu’ils émanent d’une telle créature enfermée dans les soubassements de cette maison ?! Comment le professeur aurait pu capturer une telle chose ! Je délirais, c’était certain, et dans les dernières heures un goût de bile toujours plus amer ne rendit bientôt fiévreux et quelque peu désorienté. Partir et vivre avec ce doute aurait-été la plus vicieuse et abominable des tortures. Il fallait que je sache ! Au fond, j’étais déjà sous l’emprise si ce n’est de la curiosité, d’une force incommensurable … Mais qui aurait pu faire fi de tels pleurs.

Les pleurs…

Cette fois je les distinguais pour de bon !
Ces sanglots pétrifièrent mes sens mais pas les muscles de mes jambes ni mon acuité visuelle désormais habituée aux ombres que des petites lueurs apparaissant dans les interstices des murs vinrent dissiper par endroit. Il y avait là un long couloir aux parois recouvertes de ciment, ce qui dénotait franchement du reste des excavations. Celui-ci était lisse et propre.
Seul le sol était couvert de sable, peut-être les travaux n’étaient-ils pas achevés.
Alors je vis une porte de fer se dessiner sur le flanc gauche du corridor qui terminait là sa course. En approchant je remarquais dans le ciment de longues et profondes lézardes qui me drainèrent les dernières gouttes de salive emplissant ma bouche déjà asséchée.
Mon cœur se mit à battre comme jamais quand mes doigts les parcoururent et je tentais vainement une explication sur la tâche rapidement terminée du maçon ayant œuvré là. Je n’en étais pas convaincu du tout ! Mais déjà j’étais à côté de la lourde porte.
Elle était à peine entrouverte et ressemblait avec son large judas à une porte de cellule ! Je m’appuyais sur le côté droit du mur puis repris ma respiration. Plus aucun son n’en provenait et en d’autres occasions j’aurais bien ri de cette dramaturgie théâtrale si j’en avais été mon propre spectateur. Mais là rien ne prêtait à rire.
Je penchais subrepticement la tête vers l’interstice de la porte.
Au début je n’y distinguais rien du tout… puis mes nerfs se crispèrent et avec tout mon corps car je senti une chose bouger dans un renfoncement. Il y eut un frottement, puis un autre et quelques cliquetis de chaînes me firent sursauter ! Un chat ou un rat assurément…
Je poussai un cri mais qui resta muet !
Elle apparut !

A partir de ce moment je ne puis dire si la démence s’empara de moi…
Je ne vis que ses yeux à peine irradiés d’une faible lueur diffuse. Mais je sus que jamais je n’en croiserais d’autres semblables, d’ailleurs en existaient-ils de semblables !
Même s’il me sembla y distinguer une impossible couleur pourpre, ce sont les iris presque ophidiens et les cristallins à la pureté parfaite qui m’hypnotisèrent ! Je restais un moment interdit et sentit que ce regard à la tendresse incroyable chavira mon âme.
Il était merveilleux, oui merveilleux. Ce regard happa mon esprit et mon cœur d’un coup, sa majesté irréelle investissant puis sondant à son tour tout mon être jusqu’au sang même ! Mon sang… mon sang l’attirait !
Cela sembla idiot à dire… mais c’était ce que je ressentis en retour !
Ce regard était si ancien, brillant d’une vérité enfouie, violente et trop brutale pour un mortel. Ce regard avait vu des choses qu’on ne peut imaginer. On ne peut croiser un tel regard sans plus jamais l’ignorer… Et celui l’ayant posé sur vous non plus !
Ainsi les pleurs qui coulaient des yeux de cette femme et qui emplissait déjà les miens par compassion et empathie semblèrent devenir poison… les larmes dévorèrent son visage parfait, le parcheminant de rides noires et viciées. Je ne discernais plus la couleur de ses cheveux ni son teint, cette créature devenant comme grise et se confondant bientôt avec les ombres autour.
J’avais pourtant bien vu en elle une femme, elle était la féminité incarnée. Ses mains étaient délicates, aux ongles parfaits. Mais là ces derniers semblèrent s’étirer en griffes acérées ! Ses bras laiteux et musclés se disloquèrent dans un bruit épouvantable en appendices noueuses à la force effroyable.
Alors les chaînes la retenant geignirent comme si elle tentait de les arracher… un moment il me sembla voir son dos ; étaient-ce de grossières mutilations leur donnant l’apparence d’ailes membraneuses s’y déployant ? J’allais défaillir et je n’avais plus aucune certitude sur ma santé mentale. Je devais libérer cette femme de sa torture mais pourtant je sentais la présence de la mort comme mordre ma colonne tremblante et entamer déjà la proie que j’étais devenu… je…
Clang !

*


Les chaînes avaient rompu ! J’allais être dévoré, mon âme arrachée et suppliciée…
Non.
C’était autre chose.
Alors je vis à mes pieds l’objet de métal qu’on m’avait lancé… une épée !
Valis Okli était à l’autre bout du couloir et il n’avait plus rien du Professeur bonhomme, parfois voûté et emprunté. Il était comme lors de ses emportements et plus encore.
D’abord il semblait plus grand et sa barbe était plus noire, débarrassée de son aspect vieillissant. Il se tenait ainsi droit et fort, résolu et déterminé, les yeux froids et sans humanité. Il parla d’une voix profonde, très assurée aussi, mais j’avais déjà compris.
- Il est temps jeune homme…
- Je ne combattrais pas Professeur, si tant est que vous le soyez. Vous désirez mourir en brave et que cette pauvre femme que vous prenez pour une Valkyrja emporte votre glorieuse âme ? Mais ce n’est là qu’un être déjà sauvagement mutilée… monstre que vous êtes !
- C’est une de ces Démones et elle a grand faim d’une âme en effet, tentez donc votre chance… celle unique et inouïe, insensée même, de devenir un Einherjar, un Einherjar vous dis-je, vous réalisez !
Valis Okli hurlait presque, déjà emporté dans une démence qui ne lui permettrait plus un retour à la raison.
- Prenez cette épée !
- Non, vous avez perdu… nous mourrons lâches ! Personne n’ira au-delà des enfers et vous serez jugé pour vos crimes…
- Sombre imbécile ! Après toi j’en trouverai d’autres et si le Destin devait se moquer de moi alors j’égorgerai ce monstre dont tu réclames la pitié !

Le Professeur, ou plutôt l’assassin qu’il était devenu, leva son arme et commença à courir vers moi !
J’étais pétrifié.
Pourtant ce savant fou était fin psychologue et il m’avait bien jugé. Il savait que mon instinct allait me pousser à me défendre et même à attaquer pour sauver cette pauvre créature féminine, là tout juste derrière cette porte. C’était d’ailleurs ce qu’il avait désiré… que je la vois après m’avoir fait croire durant plusieurs jours à l’existence d’une telle créature.
Le plan était machiavélique et il marcherait !
Je ne pouvais même pas me résoudre à être le grain de sable l’enrayant, il me fallait agir.
Il allait me tuer.
Je baissais les yeux sur l’épée presque enfoncée dans le sol terreux du couloir.
Il allait La tuer !
- Non !
Je sautais sur la garde de l’arme tentant d’atteindre les jambes du Professeur possédé. Mais d’un geste insensé, il s’empala la lame dans son corps ! Un gargouillis de sang explosa dans sa gorge et le sang de son abdomen transpercé se déversa sur mes mains encore serrées sur le pommeau !
Alors ce fou rit ! Il me repoussa violemment puis disparut par l’entrebâillement de la porte sans que je ne puisse le retenir. J’étais en état de choc ! J’avais tué, j’avais tué un homme et son sang était sur mes mains ! Mais, barbouillé de sang, les yeux révulsés par la folie et par la peur, j’eus encore la force de courir, de courir et encore de courir !
Je couru loin des hurlements de Valis mêlés à d’autres plus bestiaux dont je m’efforçais à ignorer la réalité. Ma victime avait réussi à refermer la porte de fer se retrouvant avec celle que je croyais sienne, et qui l’était d’une certaine façon…
Ce que j’entendis en émanant condamna mon esprit à ne plus jamais pouvoir trouver le repos.
J’étais enivré de terreur et j’en fus submergé, saoulé pour tout dire…

… je courus ainsi en dehors de la maison, j’errais dans les bois sans que je ne sache combien de temps puis je dus tenter de trouver la barque m’ayant mené à cette île insensée.
Alors sans doute m’écroulais-je à moitié dans l’eau, peut-être désirant m'y noyer.
Pourtant après un temps incertain, j’entendis à nouveau les engoulevents au-dessus de moi dans les arbres me bordant. Ils étaient encore plus nombreux qu’avant et leurs yeux noirs m’épiaient telles des Harpies… des Harpies. Je revis le regard de l’être dans la cellule.
Ce regard plus qu’humain… inhumain ! Il ne me quitterait plus.

*

Voilà mon histoire telle que je m’en souviens.
Pourquoi suis-je revenu dans cette demeure pour la rédiger ? Je ne peux pas le dire. Sans doute qu’une fois l’Ultime Frontière franchie on ne peut plus revenir en arrière, je le suppose. Je m’accroche désespérément à ce que cette femme, ou cette chose, soit humaine, jouet et créature torturée par le Professeur. J’aurais voulu lui porter secours, l’aider, la comprendre ; mais j’avais peur. Peur d’être fou, d’être la cause de tout cela, peur, peur peut-être bien l’aimer… l’aimer ! J’en étais aliéné à mon tour.
Il est désormais de toute façon trop tard pour se poser de telles questions… Elle va se libérer !
Je ne sais pas ce qu’elle fera… Sont-ce ses pas là dans l’escalier menant à ma porte ?
Sa respiration ?
Vient-elle chercher mon âme, préférée à celle malsaine et obscène de son ancien geôlier ?

Il y a soudain une odeur intrigante ici.
Un parfum ancien, très ancien, antique même. Cela emplit la pièce, les portes de l’indicible se sont ouvertes. Celle de ce bureau s’ouvre à son tour. Je ne peux plus écrire…
Cela arrive… Cela ENTRE ! Ô mon d ___ __ _

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