Peur primale (La Bête)

« La nuit les monstres ne naissent que dans les cauchemars des enfants ;
Pourtant il arrive qu’ils demeurent encore là à leur réveil…
»


La nuit était lourde, pesante de nuages boursouflés et massifs voilant les rares étoiles.
Une nuit sans Lune, une nuit blafarde, épaisse, ténébreuse, opaque, engluée et poisseuse.
On ne devinait aucune ombre, pas d’oiseaux nocturnes, pas de vent, pas d’air ; seule une chaleur ionisée par la tension des airs sans un seul de leur souffle comme l’annonce les pires tempêtes. Cet instant muet et suspendu semblait retenir quelque chose tel un cri primal s’apprêtant à déchirer la nuit.
Mais rien ne cria. Pas encore.
Alors, comme un relent, le néant accoucha silencieusement d’une entité malsaine. Oui, une chose engendrée par sa noirceur, sans nul amour : l’acte d’un tel sentiment aurait eu besoin de vie ; mais cela était étranger à la vie !
C'était là simplement né, issu de nulle part, et cela errait déjà sans autre but que de trouver une lumière pour se matérialiser et plus sûrement en étouffer aussitôt l’éclat.
La peur était ainsi.
Elle n’avait souvent pas d’autres raisons que d’être la progéniture de l’inconnu, des ténèbres ou de l’absence d’amers pour se rassurer. La peur était une conséquence sans cause, une création chaotique et pure.
Mais pure cette chose ne l’était pas, inceste d’elle-même et haineuse de sa propre obscénité.
La terreur avait-elle trouver incarnation dans la réalité ?
Quoi qu’il en soit, ce fut là… et cela s’était mis d’instinct en chasse !

*


Un craquement déchirant fracassa les airs et la nuit. Comme une respiration retenue trop longuement, le temps reprit sa course. Elle aussi courait…
La nuit était toujours aussi sombre.
Partout on entendait le grondement des cieux animés de colère. Elle aussi était en colère…
Le son était revenu lui aussi.
Quand à la chose maligne, elle se mouvait dans les ombres. On entendait son halètement fort mais presque mécanique, la fatigue lui étant totalement étrangère. Un bruit de succion et de clapotements accompagnaient les mouvements nerveux de ses chairs et de ses muscles puissants.
C’était brutal, inarrêtable, violent et en pleine charge.
Ce n’était plus très loin d'elle. Quelque chose de diffus, peut-être une lueur imperceptible, luit un court instant sur ce qui sembla être son poitrail. Cela semblait être pourpre ou rouge, très visqueux.
Ce qui éclaire la source rend encore plus indiscernable ce qui en est éloigné. Elle était ce que la lumière se refuse à illuminer ; elle s’en servait d’ailleurs avec une efficacité redoutable.
Noire, plus ombre que l’ombre, elle ne pouvait être discernée car elle était une part même de la nuit ! Ses sens étaient tournés vers son objectif sans qu’aucun d’eux ne soit altéré par le manque de visibilité, par les enchevêtrements de ronces au sol ou par le risque que des éclairs ne dévoilent son passage.
Alors, elle put voir ce qu’elle avait pressenti. Elle ne s’était pas trompée.

Non loin on entendait une sorte de mélopée étrange. Il y avait des sons harmonieux dénaturés par d’autres bruits et brouhahas qui lui étaient étrangers et abscons. Elle s'en moquait.
Ce qui lui importait, c’est que cela vivait… elle n’admettait pas la vie !
Des petits traits de lumière zébraient la nuit et dansaient déjà dans son regard ; ce qui sans doute était son regard car cela n’eut aucun reflet dans ce qui lui faisaient office d’yeux, ne réfléchissant rien à contrario de ceux d’un animal. Ce n’était de toute façon pas animal, pas au sens où on l’entendait.
Elle ralentit ses pas, ne laissant presque plus d’empreintes dans la terre malgré son poids massif.
Elle pouvait désormais se déplacer doucement, à contresens du vent qui venait de se soulever. Elle frôla des arbres, gagna peu à peu du terrain, pris conscience de ce qui l’entourait pour avoir la maîtrise totale de cet environnement… alors, désormais proche, assez proche pour avoir l’initiative, elle s’immobilisa presque, puis stoppa tout à fait, sans plus un seul halètement si ce n’est encore un imperceptible grondement à l’intérieur de ses flancs et de sa gorge.
Désormais, elle épiait.

*


De petites lumières fixes éclairaient là une clairière. Une curieuse forme y trônait d’où sortaient quelques êtres marchant sur deux pattes.
Les sons mélodieux émanaient également de cette forme faite de bois et de pierre. Quand au brouhaha il provenait des êtres réfugiés à l’intérieur, sortant de temps à autre pour y rapporter des choses laissées à l'abandon dans l’herbe.
Cela allait et venait, un peu précipitamment, peut-être en raison des cieux menaçants ;
Il allait être trop tard… Oui, agir avant qu’ils ne regagnent leur antre car là elle ne pourrait alors plus les atteindre !
Un être plus petit que les autres se détacha soudain du groupe, ânonnant de drôles de piaillements et courant sans but précis. Il était accompagné d’une chose, quoique vivante mais ridicule ; et bien faible pensa la bête. Cela ne l’intéressa pas. Elle avait choisi la première proie… elle était à l’écart de sa meute.
Vint alors l’opportunité.
Bandant tous ses muscles, elle enfonça ses griffes profondément dans le sol, prête à bondir.
En effet, une pluie rafraîchissante mais assez drue vint d’un coup déverser ses eaux. Le fauve avait déjà perçue le sifflement des premières gouttes avant même qu’elles n’atteignent le sol ! Les petites lumières qui dansaient un peu partout s’éteignirent alors une à une. Des volutes de fumées s’échappaient à chaque fois que l’une d’entre elle s’évanouissait, retournant dans les ombres.
Les ombres… oui, les ombres s’étendaient tout autour du petit être qui courait. C’était une femelle. Elle le savait.
Le petit animal l’accompagnant lui arracha quelque chose. L’être à deux jambes poursuivit le grotesque organisme si primaire.
Ce couple étrange venait vers elle !
Ils allaient être à sa hauteur, juste derrière des morceaux de bois assemblés ensemble derrière lesquels elle était tapie. Il faisait de plus en plus noir…

L’animal fut déjà là, si insignifiant.
Il lâcha aussitôt ce qu’il tenait dans sa gueule. Elle sut qu’il venait de sentir sa présence… il glapit, la queue entre les jambes, puis s’échappa vers son antre à toutes pattes ! Qu’importe, la petite proie arrivait elle aussi… Et elle ne l’avait pas senti, elle n’en avait pas la faculté.
Plus rien d’autre n’existait désormais à sa conscience démente que cette proie.
Cette dernière ramassa ce que l’animal avait lâché puis soudain se figea en tremblant.
Le tonnerre gronda un peu plus fort.
Cela allait se relâcher plus vite que la foudre.
Maintenant ! Un flash brusque l’aveugla imperceptiblement !
Elle avait pourtant frappé… mais elle l’avait manquée, son instinct l’ayant fait regagner trop vite l’ombre… et surtout trop tard !

*


- Mais pourquoi cours-tu comme ça ?
- Papa, papa ! S’emballa le souffle court la petite fille. Papa, y’a un monstre dans le noir là-bas !
La fillette semblait affolée, à la fois trop naïve pour comprendre ce qu’elle avait vu mais le danger assez mortel pour que son corps ressente ce à quoi elle avait échappé.
- Je viens d’allumer les projecteurs du parc ; regarde, il n’y a rien !
L’homme s’amusa à moitié de la terreur de sa fille, à moitié car elle semblait quand même désorientée.
- Ca a pris ma poupée ! Sanglota la jeune fille terrorisée.
- Bah, ça doit être encore Choupy ? Il est où d’ailleurs Choupy ? Se retournant machinalement, il vit le petit chien à l’intérieur du couloir d’entrée, lui-aussi tremblant de tous ses os, une mare d’urine à ses pieds !
- Mais, c’est pas vrai ça… qu’est-ce qui vous arrive à tous les deux ?
- C’est le monstre papa, c’est le monstre !
- Bon, ça suffit maintenant. Va voir ta mère, il est temps d’aller te coucher.
- Mais ma poupée, elle est dans le bois toute seule là-bas avec le monstre…
- Bon, cette fois cela devient agaçant… je te la rapporte, mais arrête d’imaginer n’importe quoi, c’est toujours la même chose avec toi. Allez, file dans ta chambre…
Agacé l’homme haussa les épaules.
Il sortit, puis ferma la porte d’entrée. Le repas de ce soir avait été si agréable, même si les lumières s'étaient évanouies avec l’orage. Cela n’en avait été que mieux : les bougies installées sur la table au-dehors par sa femme avaient rendu l’atmosphère presque féérique. À ce mot, il sourit en pensant à sa petite fille qui vivait dans un monde de fées… et de monstres. C’était de son âge.
Un monstre, rit-il.
Pourtant, il sembla se raviser, serrant plus fort sa torche électrique au faisceau puissant, au cas où l’orage reviendrait toute replonger dans le noir. Il regagna donc le jardin à la fois pour prendre le frais, également pour récupérer la fameuse poupée. Dehors la nuit était encore épaisse malgré les nombreux éclairs qui par intermittence déchiraient le ciel.
Il se rappela la course folle de sa fille venue du côté des bouleaux.
Balançant le faisceau de sa lampe de droite à gauche, il s'engagea en direction de la barrière délimitant l’orée des bois de la propriété. Il y faisait incroyablement noir. Il comprit mieux pourquoi son enfant avait été terrorisé.
Les enfants ont trop d’imagination, pensa-t-il.

*


La barrière !
Elle était fracassée sur une partie, comme brisée par la charge d’un taureau ! L’homme fut pris de colère. Cette saugrenue pulsion sembla pourtant cacher une réaction plus primaire encore lui intimant l’ordre de reculer. Il trouva cela idiot. Cela faisait quelques jours qu’il n’était pas venu par ici et il s’interrogea sur la cause de tout cela (tout en chassant avec virilité son étrange frisson). Tiens, il y avait une chose un peu plus en contrebas…
Cela ressemblait à un chiffon désordonné… c’était curieux. La poupée !
Enfin, ce qu'il en restait. Il l’avait reconnu par seuls ses cheveux synthétiques de couleur orange. Pourtant, le reste du corps était éventré, en lambeaux et complètement écharpé ! Il approcha plus près encore le faisceau de la torche électrique et remarqua au sol de larges cicatrices ayant creusées la terre de sillons encore frais… comme si une bête s’était acharnée là, s’en prenant au sol même !

Une bête… la même qui avait pulvérisé la barrière ? Quelque chose n’était pas normal, pas cohérent du tout avec la réalité.
Un monstre…
Cette pensée, déjà insidieuse, lui était venue comme ça, brutalement. Alors il eut peur, sans pouvoir réfréner cette réaction primitive. Oui, il eut peur comme un garçonnet en proie à des terreurs nocturnes. Les enfants hurlent la nuit, harcelés parfois par des cauchemars d’où émergent les pires créatures que seuls leurs parents font fuir à l'accoutumée. Mais il était seul et cette fois la bête de cauchemar ne fuirait pas, non pas cette fois ! Il décela soudain une présence derrière lui
Une chose était lovée dans l’ombre… Il y eut un rapide mouvement.

*


- Papa ?
La petite fille avait ouvert les lèvres, mais celles-ci, exsangues et asséchées par la peur, n’avaient émis qu’un faible murmure.
Depuis la maison, à l’étage, par la fenêtre de sa chambre elle avait suivi du regard le faible faisceau de lumière s’agitant dans la nuit, là-bas vers la forêt. La lueur avait hypnotisé toute son attention. Puis soudain, le halo de lumière avait comme dansé, d’une façon désarticulée et horrible, avant d’être avalé par les ténèbres, une ombre grotesque et furtive s’en étant détachée plus sombre encore !

La fillette hurla…

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