Fin des années 70's ou début des années 80's…
J’étais jeune alors. Il faisait chaud et le soleil semblait avoir consumé tous les nuages dans son ciel éclatant de bleu. Je suivais un jeune homme. Il me semblait évident que c’était un frère ou un oncle, du moins quelqu’un m’étant proche.
Il ouvrit une porte faite de planches cloutées. Une odeur agréable de granulés et de paille me réjouit. À l’intérieur il faisait bon et malgré les murs de chaux couverts par endroit d’épaisses toiles d’araignées croulant sous la poussière, c’était rassurant. Sur toute la longueur de la remise, côte à côte, une série de trois clapiers grillagés renfermaient pour deux d’entre eux une dizaine de lapins au total, seul le dernier isolait une lapine accompagnée d’une portée de lapereaux. L’intérieur des clapiers sentait bon et le mélange de paille et de touffes de poils aux reflets roux et blanc donnaient envie de s’y pelotonner. J’enviais cette douceur et cette chaleur. J’aurais voulu me glisser à leur place. Les lapins étaient magnifiques, j’avais envie de les caresser, de leur donner à manger et à boire, de m’occuper d’eux. Je ris quand l’un d’eux attrapa une carotte et avec ces incisives la grignota avec entrain.
Dans le clapier de droite, soudain un autre couina violemment ! Tournant ma tête, l’homme ou mon oncle, peu importe, l’avait saisi par ses grandes oreilles ! Il se débattit un moment puis finit par ne plus bouger faisant presque le mort comme il l’aurait fait avec un prédateur. Devait-on le changer de clapier ? Non, mon oncle s’éloignait déjà avec. « Viens » me dit-il. Nous entrâmes dans une grange non loin de là. Contrastant avec les clapiers, il y faisait sombre et très frais. La lumière apparue par l’embrasure de la porte ne dévoila qu’un angle restreint de la pièce. De la poussière en suspension traversait le faisceau lumineux comme autant de petites étoiles filantes prisent dans les courants d’air.
Je remarquais une corde liée à une poutre : elle était à hauteur d’homme et se terminait par un nœud coulant ! Mon oncle passa par la boucle les pattes arrière du lapin et serra fort ! Le pauvre animal couina de plus belle et se contorsionna vivement, parfois les yeux révulsés ou regardant en tout sens. Mon oncle prit un peu de paille qu’il répandit au-dessous de lui et posa un seau sale tâché de larges coulures brunâtres.
Il dégagea la lame pliante de son couteau et le coinça à sa ceinture. Cette fois, il s’arma d’un gros gourdin de bois dur et frappa d’un coup sec sur le crâne de l’animal !
Quelque chose me brûla dans le ventre. Je n’avais pas dit un mot et restais debout sans bouger, le beau lapin semblait inerte, son corps dodelinant de droite à gauche, balancé par la corde le maintenant la tête en bas. Mon oncle laissa tomber le gourdin au sol en me demandant si j’avais bien vu où il fallait frapper sur le crâne.
Ensuite, il reprit son couteau à la lame aiguisée.
Quand le métal s’enfonça dans la fourrure, je vis l’œil de l’animal revenir à la vie ! Il me fixait, il était d’un noir total, son bourreau ne l’avait pas remarqué et lui trancha la gorge en un battement de cœur… Le sang se déversa comme un cours d’eau délivrée de son barrage. Mon oncle maintenait le corps du lapin agité de soubresauts violents tout en tirant sur ses oreilles pour bien dégager la trachée au-dessus du seau. Le récipient en plastique fut bientôt inondé d’une pluie de sang giclant autant au fond que partout au tour.
Le liquide vital s’épancha rapidement.
Ensuite, par une série de gestes experts, mon oncle fit tourner la lame de son couteau autour des chevilles du lapin. Le rangeant de nouveau à sa ceinture, il tira sur sa peau comme on ôte un gilet, mais ici de haut en bas. La fourrure et la peau se détachèrent tout le long du corps, laissant la chair à nue et à vif apparaître ! Je ne bougeais toujours pas et ne savait plus si je respirais. Personne ne m’avait préparé à tout cela. Pourquoi à ce moment là, pourquoi ici alors que tout était chaud et beau dehors ? Ici, à l’intérieur de la grange, ce qui avait été la belle fourrure de l’animal atterrit au fond du seau dans une gerbe de sang en faisant un bruit mat ! De nouveau le couteau réapparut et éventra le ventre de la carcasse aux chairs écarlates et au crâne grimaçant, les dents riant comme si la Mort souriait. Cette fois, rejoignant ce qui flottait dans le seau, un vomissement d’intestins, d’organes et de boyaux s’échappa de la dépouille !
Les yeux me fixaient toujours.
Ils n’étaient plus ceux vifs et attendrissant du lapin plein de vie dans son clapier douillet, ce n’étaient plus que deux billes noires et globuleuses sur un amas de chair martyrisé et inerte. Je n’avais pensé à rien durant cette mise à mort. C’était la première fois que je voyais la réalité de ce qui se cache sous un être vivant.
« On va avoir un bon civet ce soir à manger ! Je vais le donner à la grand-mère. Prends le seau et va le vider sur le tas derrière la grange. »
C’est ce qu’avait dit mon oncle. Je soulevai l’anse souillée de sang et mes doigts blanchis par le poids du seau se peignirent de rouge. C’était collant et poisseux. Je déversai le contenu sur le tas d’immondice, charnier à ciel ouvert. Cela glissa lentement le long des parois, des morceaux d’abats se détachant dans le flot de sang, tout se répandit enfin comme la vie auparavant. Ce n’était plus rien.
Je n’étais plus rien. La Vie se déversait ainsi sans que rien ne change. Moi, j’avais soudainement changé et le rite de passage fut violent…
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- Auteur : Val